dans Partenaire à l'honneur
Illustration Femmes Aidantes

Partenaires à l’honneur

Echange avec Manoë Jacquet

(Coordinatrice de Femmes et Santé)

A l’heure où vous lirez ces lignes, il est probable que nous serons encore dans la période annuelle, durant laquelle les femmes sont mises à l’honneur. Documentaires, analyses politiques, mouvements et manifestations diverses, ont émaillé cette semaine avant et après le 8 mars. Un échange avec Manoë Jacquet, Coordinatrice de Femmes et Santé, de Bruxelles, est une belle occasion de croiser les regards. Ou en quoi certains constats et luttes du domaine féministe, rejoignent ceux de l’aidance…

Comment définir le « care » ?

On définit souvent le « care » à partir de tâches concrètes, empreintes de sollicitude. C’est cela, et c’est plus : une attitude face à la vie humaine, la santé. Cette attitude vaut pour un individu, une famille, voire une communauté ou un contexte de vie. Cette attitude implique une responsabilité face à l’environnement dans lequel on évolue. Et c’est là qu’est le paradoxe : « prendre soin » est source d’une réelle gratification, participe de notre identité, c’est un plaisir… Mais c’est aussi une « charge ».

Et du coup, cela rejoint la notion de « charge mentale », dont on entend beaucoup parler dans les médias ?

Se sentir responsable de l’environnement dans lequel on évolue (humain, matériel…) peut effectivement représenter une charge. Cette responsabilité a été « naturalisée » en ce qui concerne les femmes. Autrement dit, la norme sociale édicte que « c’est normal », que « ça va de soi » de prendre soin d’une personne fragile. C’est largement ce que disent les aidants. La société considère que c’est une sorte de « vocation », ce qui permet d’occulter, les « compétences », bien réelles, qui sont le support à cette attitude et à la responsabilité qui en découle. Tout est affaire de contexte : les femmes sont éduquées à développer cette « compétence » d’écoute et de soins, qu’on retrouve largement dans les métiers du soin. Mais ce qu’on remarque aussi, c’est que ces métiers sont moins valorisés que ceux dits « intellectuels ». Et il faut lire cette répartition des compétences et de la valorisation sociale dans un système « néolibéral », capitaliste, où seule la valeur monétaire compte. On l’a vu lorsque les politiques ont voulu sortir du « travail au noir », les aides ménagères non déclarées. Elles se sont vu attribuer un statut « ALE », qui reste malgré tout précaire.

Qu’en est-il des aidants proches hommes ? Se sentent-ils valorisés ou au contraire, déforcés par la prise en charge de leur proche ?

Lorsqu’on interroge des aidants hommes et femmes sur les tâches qu’ils réalisent au quotidien, on se rend vite compte que la répartition reflète un système établi : aux 1° les tâches administratives, aux 2° les soins intimes et domestiques. Du coup, les hommes aidants « seniors » éprouvent moins de difficulté à faire appel à des services d’aides professionnels. Ils le vivent de manière moins « culpabilisée » que les femmes qui pensent souvent qu’elles devraient pouvoir « faire face », que faire appel à de l’aide, c’est un aveu d’échec. On le voit aussi dans le sentiment d’ « estime de soi » des seniors aidants : dans certaines études, ils sont 80 % à se sentir valorisés dans leur prise en charge tout simplement parce que ce n’est pas monnaie courante, cela comporte une dimension « héroïque », là où les femmes âgées, elles, ne sont que 60 % à avoir un bon sentiment d’estime de soi, parce qu’encore une fois, leurs tâches sont invisibilisées, sont partie intégrante de leur rôle. Il y a donc tout un travail sur la « masculinité » à faire, qui devra peut-être se faire « à marche forcée » parce que dans 20 ans, la part des aidants hommes sera sans doute plus importante qu’aujourd’hui (face à la stagnation de la progression de l’espérance de vie, et qui plus est, en bonne santé, chez les femmes…)

Dans cette question du genre et de l’aidance, où sont les « combats » à mener ?

Il y a tout d’abord un travail de déconstruction à mener : s’interroger sur les tâches qu’on fait, pourquoi on les fait… est-ce un réel choix ? Si on décide de ne pas les faire, quelle culpabilité cela entraine-t-il ? En filigrane se pose donc la question du « pouvoir » (est-ce que je me donne la latitude ou pas, face aux choses à faire ?) Cela rejoint aussi le « rôle » d’aidant : dans quelle mesure je cultive les autres facettes de mon identité (amis, loisirs…), est-ce que je restreints peu à peu ma vie à « être aidant », avec le risque d’isolement que cela comporte ? Se poser ces questions, prendre du recul, c’est déjà faire acte de « résistance », au niveau individuel. Mais comme pour les combats féministes, il y aussi une dimension collective à investiguer. Le collectif, pour les aidants, ce peut être des groupes de paroles, des activés, qui permettent de se reconnaitre comme ayant un point commun (l’aidance) mais qui doit être un tremplin pour aller plus loin. Pour cela, il faut pouvoir travailler à l’aide de « grilles de lecture » en groupe, qui questionnent sur le volet « politique » et qui permettent de voir les enjeux sous-jacents. Pour faire un parallèle, considérons le burn-out des mères et celui des aidants : ces 2 publics peuvent être amenés à vivre un « épuisement », à cause d’un travail répétitif, monotone, sans cesse interrompu et toujours à refaire. Donc la « reconnaissance » de cet état, qui témoigne d’un engagement démesuré, est un 1° pas, mais n’est pas suffisant.

Du coup, une lecture « politique, c’est quoi ?

Ce n’est pas seulement interpeller les partis politiques, c’est interroger les conditions actuelles du « vivre ensemble », dans nos sociétés. Autrement dit, c’est mobiliser le « care » pour interpeller sur d’autres plans que le seul « prendre soin » individuel. C’est relier l’isolement des aidants, à la réalité de familles nucléaires, dont les membres sont éloignés. Des réponses sont parfois apportées par des solidarités de proximité, des réseaux citoyens. Mais la responsabilité incombe aussi aux autorités, aux pouvoirs publics : quel est le soutien apporté aux aidants ? Est-ce qu’il y a des services professionnels en suffisance à des coûts accessibles, proches géographiquement ? Plus largement, c’est investiguer : quand on est femme, ou aidant, quelle est notre légitimé à être dans l’espace public ? Quel regard autrui porte-t-il sur nous ? Comment cette activité de « prendre soin » peut-elle se conjuguer avec d’autres dimensions, tout simplement parce que la société le permet, le soutient, le valorise ?

Quel lien opérer, entre cette lecture à 360° de la situation, et les leviers d’action ?

Un aidant âgé qui a « donné » toute sa vie (au travail, dans l’éducation de ses enfants, dans ses divers rôles sociaux…) et qui, une fois aidant, se retrouve « seul », peut éprouver de la colère face à cette absence de soutien. L’empowerment, c’est mettre cela en lumière. En d’autres termes, c’est amener peu à peu les aidants à prendre conscience : quelle place leur laisse-t-on dans la société ? Quelle place prennent-ils ? C’est oser une parole collective, qui s’appuie sur une stratégie. Cette stratégie, ce peut être de dire « non », de mettre des limites à cet engagement de l’aidant (cf. la « grève des femmes » du 08/03). Mais il faut aussi être conscient que les aidants qui peuvent opérer cette réflexion sont ceux qui ont du recul et du temps pour y réfélchir. Quid de ceux qui sont « le nez dans le guidon », sans pouvoir ou sans vouloir s’arrêter ?

Est-ce que l’une des formes de la reconnaissance des aidants, peut passer par leur rémunération ?

Il faut être prudent et bien prendre en compte toutes les données de ce débat. Payer les aidants, ça revient à « replacer » les femmes dans un espace domestique, alors qu’elles ont justement lutté pour s’émanciper et occuper l’espace public. C’est aussi être conscient qu’il s’agirait d’une rémunération « symbolique », qui n’aurait rien d’équivalent avec un « vrai » salaire, tel qu’on le trouve dans le monde du travail. D’autres pistes existent, dont certaines sont déjà protées par le politique : l’individualisation des droits sociaux, par exemple. L’allocation universelle est peut-être une autre piste. Mais encore une fois, la rémunération ne doit pas occulter un travail de fond sur le « statut » des aidants, avec les enjeux que cela comporte pour la sécurité sociale belge. Le fil rouge, c’est « comment visibiliser et soulager les aidants ? »

La reconnaissance des aidants, au quotidien, passe souvent par l’articulation avec des services professionnels, eux-mêmes largement composés de femmes. Comment est-ce que la connaissance du « genre », étayée par le mouvement féministe, peut éclairer la relation, parfois houleuse, que vivent aidant(e)s et professionnel(le)s ?

Des études au départ orientées sur les femmes et leur santé, ont montré une surmédicalisation du corps des femmes, notamment au niveau gynécologique. Or, se contenter de la seule expertise « à froid », c’est-à-dire professionnelle, ne suffit pas. Il faut aussi prendre en compte le savoir « chaud » que les aidants engrangent au fur et à mesure de leur accompagnement. Et donc, c’st revenir aux questions de base : que vivent les personnes concernées ? De quoi ont-elles besoin ? Comment se (re)négocie au besoin, l’aide apportée ? Le rapport aux soignants est un rapport de « pouvoir ». Les professionnels disposent d’un pouvoir, y compris au domicile des gens. Par exemple, qui récolte les besoins ? Qui identifie les demandes ? c’est souvent le service, qui est axé sur le bénéficiaire de l’aide. Pour les familles, il s’agit de « se renforcer » dans ce rapport aux services. Se renforcer, c’est parfois mettre en évidence le fossé dans les discours : on prône l’autonomie des personnes, leur prise de décision (sur leur santé, l’aide apportée…) Et en même temps, on ne consulte pas l’entourage, comme si sa connaissance était quantité négligeable, ou juste là pour donner des infos aux professionnels. Ou bien on peut être dans une fausse sollicitude, un peu misérabiliste. Ou encore dans le jugement si son attitude est jugée « inappropriée » par les intervenants.

A nouveau, cela renvoie à une réflexion globale sur « comment valorise-ton les compétences de l’aidant proche », pas uniquement au niveau de la relation avec le soignant, mais plus largement, dans les services, au niveau d’un collectif. Cela vaut non seulement pour la période de l’aide, mais on peut l’étendre à la « post-aidance » : quel accompagnement est proposé à l’aidant, lorsque son proche n’est plus ? Quelle restauration de soi ?

Pour conclure, peut-on trouver un « dénominateur commun » à encourager, dans la formation des professionnels et dans la sensibilisation des aidants poches ?

Oui, via le concept de la « santé globale », qui revient à questionner la manière dot les individus (soignants et familles) mobilisent leurs compétences et leur expertise pour aider une personne en situation de vulnérabilité, dans toute une série de dimensions, pas seulement la santé « physique ». En faisant cela, on remet au cœur du débat :

– Le rôle de l’aidant proche, que chacun d’entre eux construit comme il peut, et qui est parfois bien éloigné des injonctions du monde professionnel de l’aide, de soin

– La légitimité de l’aidant, qui peut et doit être questionné, au même titre que celle de la personne aidée. En clair, il s’agit de cultiver une attitude de bienveillance, c’est-à-dire la prise en compte de la dyade aidant-aidé dans un certain contexte, évolutif. C’est pouvoir aussi questionner le « protocole » qui encadre l’aide : quel est le cadre d’intervention ? Commet compose-t-il avec l’éthique professionnelle ? Comment est-il supporté par un « réseau » mêlant professionnels et familles ?

– Enfin, de femme (aidante) à femme (professionnelle), c’est encourager une solidarité une alliance. Au quotidien mais aussi en déconstruisant les stéréotypes croisés que les unes portent sur les autres, et vice-versa. Cette alliance est un enjeu féministe, qui transcende le seul cadre de l’aidance à domicile. Elle est nécessaire pour dépasser la concurrence, la rivalité qu’on observe entre les femmes, qui sont « éduquées » à se voir comme des rivales (qui fera le meilleur soin, qui sera la plus adéquate auprès du bénéficiaire de l’aide ?) Il faut pouvoir se reconnaître mutuellement, être femmes qui « font » du care : quel est, chez la professionnelle et l’aidante, le niveau d’exigence imposé ? Quelle est la représentation de « l’autre », et les projections que je fais de moi-même, dans le soin que j’apporte ? Encourager ce dialogue, cette prise de conscience, c’est faire grandir une « sororité » entre femmes. Et cela, c’est une perspective politique porteuse de changements pour demain.

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Nancy & Geneviève