On a lu pour vous …
« Covid-19 : 4 scenarios pour l’après-crise », in « Les nouvelles des possibles »,
Notes de veille prospective de l’IWEPS, n° 2, avril 2020
Une pandémie d’ampleur mondiale, inédite car vécue « en direct ». Une crise sanitaire menant à des mesures inouïes (le confinement de 3 milliards d’humains). Des probables 2°, 3° vagues d’épidémie à craindre. Une crise sociale, économique qui bouleversera l’ordre mondial… Tels sont les ingrédients de LA recette explosive.
Quelle sera la figure de « l’après » ? L’IWEPS propose de prendre du recul, en se basant sur le principe d’organisation de Jim Cantor (2009). L’Institut wallon esquisse ainsi 4 scenarios, construits au départ des opinions, lettres ouvertes, débats institutionnels[1]… qui ont émaillé le 1° mois de crise. En organisant les données traitées, autour des 4 modèles définis par Cantor (Transformation – Continuation – Résilience (Discipline) – Effondrement), l’IWEPS ne prétend ni prendre parti, ni lancer des paris sur l’avenir. Ces scenarios ne sont en soi, ni positifs, ni négatifs. Ils peuvent même se recouper, et ne sont ni « figés dans le marbre », ni prédictifs. Simplement, leur traitement par l’IWEPS a pour ambition « [de] donner une idée de la manière dont le débat public pourrait se structurer dans les mois à venir ».
TRANSFORMATION : « Coronareset » ? La pandémie a servi de déclic, l’aboutissement d’un modèle devenu intenable. Il n’y aura pas de retour possible en arrière : du coup, comment se dessine l’avenir ?
La « transformation » s’illustre par un « plan de sortie » du mode de vie actuel. Cette sortie est encouragée par les effets positifs sur l’environnement de la mise à l’arrêt des transports mondiaux. La semi-faillite des pouvoirs publics (dans la gestion du matériel de protection et de dépistage) a mis en évidence un manque de prévoyance. Cette lacune, signe visible du désengagement de l’Etat social, a malgré tout vu des sursauts, dans les Etats et au niveau européen (ex. : la levée de la discipline budgétaire européenne). Ainsi, des expressions comme « plan Marshall européen » ou « New Deal » (OCDE) signent une tendance à vouloir renationaliser des activités stratégiques essentielles, au sein des pays, ce qui n’exclut toutefois pas une coordination « méta », globale.
Le tout s’inscrit dans un « saut de paradigme » : il est question non seulement de rejeter l’ancien modèle, mais aussi de prendre en compte « le long terme ». Ainsi, les questions de l’environnement, de la mobilité, de la santé deviennent autant de caisses de résonnance. Un facteur « accélérant » à cette réflexion est le « scandale sanitaire » relevé par le manque de matériel, l’impréparation des autorités publiques (largement documentée en France, en Belgique, en Grande-Bretagne…). La métaphore guerrière de lutte contre le virus, s’est accompagnée de l’image de « soldats soignants » livrés à eux-mêmes, sans matériel de protection, risquant leurs vies pour sauver celles des autres.
CONTINUATION : La pandémie suscite-t-elle une adaptation urgente mais temporaire des Etats ? Peut-on envisager un virage social en profondeur ? Pour les tenants du capitalisme actuel, ce n’est pas lui qui a mené à la crise, mais bien lui qui en sauvera l’humanité, même s’il doit être quelque peu adapté.
Les économistes défendant cette vision en veulent pour preuve que ce sont les Etats dont la santé est largement privatisée (Taiwan, Corée du Sud) qui ont eu les meilleurs résultats de lutte contre le virus. En d’autres termes, le virus est un fait de la nature, une fatalité qui ne peut être vaincue par des régulations étatiques. De même, le confinement est vu comme une catastrophe « en puissance » pour le climat : un « effet rebond » de la pollution est à craindre dès le déconfinement, soutenu par les Etats qui auront à cœur de relancer les activités économiques porteuses (industries pétrolières, tourisme…)
Le même raisonnement vaut pour les citoyens : ils auront avant tout envie, une fois les efforts consentis levés, de consommer, de voyager. Pour certains, cette crise pourrait même être le signal d’une « fuite en avant ». L’ « état d’exception » actuellement en vigueur dans nos pays pourrait entrainer des changements irréversibles à long terme : l’« état de guerre » signe-t-il alors un retour à « plus d’Etats social » ? Ou, au contraire, est-il synonyme d’une dérégulation de droit du travail, des conventions collectives ? (Cf. les appels aux chômeurs, en France, à soutenir les agriculteurs durant les récoltes, les débats autour d’une nécessaire récupération du temps de travail « perdu » durant le confinement chez soi…)
La réflexion s’étend à la restriction des libertés individuelles et publiques. Utiliser la crise pour « faire passer » certaines mesures impopulaires est un levier utilisé par des grandes firmes ou des lobbies : par exemple, les tests de la 5G sur des communes belges, un débat opportunément ouvert sur la gestion des déchets radioactifs sont autant d’ « effets d’aubaine ». Mais à qui profiteront-ils ? Citoyens ou grandes entreprises ? Tout comme la « transformation », on est dans l’idée d’un changement majeur, lié à « une transition vers de nouveaux rapports entre Etat et capitalisme ».
RÉSILIENCE : Face à l’épreuve vécue par les Etats, la crise générera un effet d’apprentissage qui verra une évolution vers plus de résilience des systèmes de gouvernance (inter)nationaux.
Une coordination et une mobilisation transnationales permettent une lutte à l’efficacité inédite contre le Covid-19. Le savoir épidémiologique partagé, la large médiatisation des chercheurs et des scientifiques en est l’illustration. Pour autant, hors des pays astatiques qui ont réfléchi depuis longtemps à des « pré-alertes » de pandémies, les autres pays n’ont jusqu’ici pas suivi le « principe de précaution » qui aurait pourtant permis une préparation très en amont de cette crise (cf. l’hostilité face au « risque zéro »). Jusqu’ici a été privilégiée l’idée de crises de faible ampleur qui ne déstabiliseraient pas en profondeur les organisations, les systèmes. Mais devant la douloureuse prise de conscience par l’humanité, de sa vulnérabilité, elle privilégie à ce jour les dispositifs d’alerte et de veille sanitaire (port du masque, distanciation sociale…) Mais cette « résilience a un prix » : le traçage monitoré des citoyens, via leurs téléphones mobiles, en est un exemple. Efficace face à un 2° pic en Asie, cet effort, consenti au plus fort de l’urgence par les populations, est-il tenable sur le long terme ?
EFFONDREMENT : Déjà en alerte devant l’accélération de changements de fond (cf. enjeux du climat), les « collapsologues » voient dans la crise du coronavirus, le prélude à l’effondrement de la civilisation industrielle, qui a déjà dépassé tous les seuils critiques d’alerte.
Il s’agit d’un effondrement par paliers, par effet domino, dont l’apogée sera la rupture de continuité des services publics et des infrastructures de vase (eau, électricité…). Et c’est durant cette chute que se dessineront aussi des nouveaux modes de consommation et de sociabilité, à préparer dès aujourd’hui. Pour certains économistes, la crise économique pourrait engendrer un effondrement social (cf. les soubresauts actuels entourant la gestion des réserves de pétrole). La même incertitude plane sur les fameux « GAFAM »[2]. Ces systèmes ne sont pas conçus pour être résilients (cf. les difficultés vécues par Amazon).
Pour ce qui est des populations, dans ce scénario, il faudrait plutôt parler d’ « effondrement différencié ». Différencié parce que la crise a (re)mis en évidence les inégalités entre les strates de la population. Entre ceux qui « partaient au vert », dans leurs résidences secondaires en province, et ceux qui assuraient la continuité des services et des soins. Entre les « télétravailleurs » et ceux obligés de se rendre au travail.
La « vulnérabilité » s’applique aussi au « genre ». Ainsi, les femmes sont soit confinées à la sphère domestique (cumulant travail, intendance, gestion éducative…), soit elles constituent la grande majorité de la « 1° ligne » (professions du soin, caissières, etc.). Elles sont aussi les victimes de la violence domestique, sont confrontées à des restrictions de leurs droits, sont plus à risque d’un burn-out parental massif… Ce sombre tableau est malgré tout contrebalancé par des manifestations majeures et répandues de solidarité citoyenne. Celles-ci ne sont pas incompatibles avec le scenario de l’effondrement, qui promeut un autre mode de relation aux autres, ou même celui d’un Etat social qui s’est avéré défaillant.
Et après ? Si les 4 modèles exposés ne sont pas une certitude pour l’avenir, il n’en reste pas moins qu’ils sont robustes dans leur structure, et dans le fait qu’ils peuvent malgré tout s’entrecroiser. Certains (les 2 et 3) couvrent le moyen terme, là où le 1er s’inscrit clairement sur du long terme. De même, certains considèrent l’Etat, le Marché, le principe de précaution… comme problèmes, là où d’autres les envisagent comme éléments de solution.
Aussi, ce n’est pas tant les scenarios que leurs « effets » auxquels il faut prendre garde. Accélération (Transformation), rebond et aubaine (Continuation), apprentissage (Résilience) ou domino (Effondrement) dessinent la carte de ce que nous vivrons concrètement dans les mois, les années qui viennent. A cet égard, la forme que prendra la puissance publique, si elle dépend largement du passé, ouvre aussi de nouveaux possibles. Plus encore, en ce moment-charnière de la crise, la société se questionne sur elle-même. Cela donnera lieu à un enjeu de luttes, base des conflits et des mouvements sociaux, qui contribueront à forger cet « après ».
[1] Inclus dans le document de l’IWEPS comme autant de « liens », ils servent d’éléments de démonstration aux 4 catégories répertoriées par l’Institut. [2] Cet acronyme représente les « géants » du Web : Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft.