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Edith Fournier - cover

On a lu pour vous …

J’ai commencé mon éternité -Survivre au déclin de l’autre – Edith Fournier
Ed. Les éditions de l’Homme – ISBN 978-2-7619-2345-3

Geneviève Aubouy – Chargée d’études à l’ASBL Aidants Proches Wallonie 30 Mai 2020

Un film sur l’histoire d’Edith et Michel, par Jocelyn Clarke

« Je pense que j’ai commencé mon éternité », ce sont les mots de Michel qui ont laissé Edith « saisie ». Face à la dégénérescence de la maladie, dans son dépouillement, sa poésie, Michel répond par un voyage vers un infini, loin du « fini » d’une existence « classique ». Edith postule que la maladie de Michel amène celui-ci à faire le pont entre le personnage public, socialement inséré qu’il fut, l’adulte, le cinéaste, l’époux… Et celui qu’il est, de toute éternité : sa « marche vers soi », il la fait en compagnie d’Edith, son « aidante proche ».

« Mon besoin de consolation rejoint celui de mes frères et sœurs en humanité. Toutes nos histoires se valent, pétris que nous sommes de la même pâte humaine, Rien ne ressemble plus à un cœur qui tremble qu’on autre cœur qui tremble. Ce n’est pas mentir que de frémir et de le dire. »

Voici donc une histoire simple, celle d’Edith et Michel. Elle, Québécoise, lui, Français, cinéaste, émigré depuis des décennies dans la Belle Province. En 1998, Edith avait 55 ans, et Michel 66, lorsque s’est déclarée la maladie de Michel, conjuguant Alzheimer et Parkinson. Ce récit, c’est l’histoire que nous raconte Edith : 35 ans de vie conjugale, foudroyée par la maladie qui, en 3 ans, va faire perdre à Michel sa faculté à marcher, parler, manger… Sans parler du reste. Le couple restera ensemble durant 7 ans, à domicile, faisant face à la maladie : en 2005, Michel a été transféré dans un centre de soins de longue durée.

Dire, écrire, c’est un pari pour Edith : c’est combler le silence qui entoure de plus en plus souvent Michel. Dire, c’est aussi annoncer qu’ « on fait avec », en taisant la révolte, la douleur que l’ « on » (la société, les autres…) voudrait masquée, par « dignité », par pudeur. Accepter d’être la tête haute ne doit pas obliger à taire la douleur, ni les vertigineux va-et-vient, hésitations, doutes qui sont le lot des aidants.

C’est un récit lumineux, poétique, mais qui n’occulte pas les va-et-vient permanents que traversent tous les aidants. Par exemple, ce livre n’occulte pas la part d’ombre qui entoure la dépendance d’un proche aidé : les sentiments négatifs et la culpabilité contre laquelle on se débat, les moments de grâce, la remise en question de soi comme aidants, les choix et les décisions à prendre (les prend-on pour soi ou pour cet « autre » amoindri ?), la culpabilité, l’envie de tout lâcher…

Pour s’en convaincre, il n’est besoin que de regarder la table des matières, où chaque chapitre, expliqué en quelques mots, est un patchwork d’émotions. Citons : « Les signes avant-coureurs : le ver dans l’amour » ; « Fatiguée ! », « Un devoir d’aide : dignité ou humiliation ? », « Je ne sais plus qui je suis », « Oser dire que je vais bien », « Se délester de l’épouvante pour mieux continuer », « Quand tombe la forteresse », « Patience ! » et enfin, « Ce matin… » lorsque le téléphone sonne pour annoncer qu’une place est disponible en MRS pour Michel.

Edith Fournier est venue à de nombreuses reprises en Belgique, comme le montre le reportage de TV Lux (2015)

LES RENONCEMENTS

Pour autant, accepter, comme Michel, de se délester, ne fut pas un chemin semé de roses. Il faut faire le deuil d’une vie à 2 vieillissante et heureuse. Il faut renoncer à la conjugalité, résister au recul que provoque un corps qui se décharne en quelques mois. Il faut admettre que sa bonté naturelle, que le regard porté sur une vie de couple globalement plaisante, ne suffisent pas faire taire les remarques acerbes, l’amertume, l’exaspération, voire l’hostilité. Ne pas gommer la « fuite » qui consiste à se réfugier ailleurs pour ne pas voir les difficultés quotidiennes de l’autre, déployer des trésors d’ingéniosité (vive les gommettes, les pastilles, les pense-bêtes) …

La fatigue, aussi. Edith le signale finement : la fatiguée née d’un travail, d’une production, on l’applaudit, c’est une « bonne fatigue ». Et la « mauvaise », alors ? Celle engendrée par l’oscillation entre espérance et agacement, celle des nuits passées à cogiter, à espérer, celle de la simple lassitude… « j’en ai marre d’être celle que l’on admire (…) je n’ose plus avouer que seuls ceux qui connaissent pire [que la situation d’Edith -NDLR] me réconfortent et que j’en suis friande (…) Sous mes allures de bon petit soldat, je suis fatiguée et je vieillis. Je me sens usée et souvent déprimée (…) Déclarer mon usure sans présenter mes excuses ».

Mais Edith nuance, aussi : c’est dans la tourmente, lorsque l’on réchappe aux pires des crises, de la fatigue, de la colère, que la mue s’opère. Aux amis étonnés de la voir « en bonne forme » malgré le spectre d’Alzheimer, elle explique : face à ce qui fait peur, et malgré la tourmente, il reste possible d’éprouver de la paix. Que c’est dans les pires moments, que l’aidant se dépouille, lui aussi, qu’il acquiesce à ce qui vient. Il ne s’agit pas de baisser les bras devant le quotidien (harassant), l’aide apportée. Il s’agit de se décharger de la révolte, de la colère, de l’agitation.

Mais cet apaisement a un prix, il n’est jamais acquis « pour toujours ». Le mouvement de bascule est permanent : Edith raconte par exemple, la volonté de toujours sortir à 2, de goûter une sortie… Mais que ces simples actes deviennent compliqués, entourés de gêne. Elle évoque les purs moments de grâce où elle peut être seule, flâner en ville, s’interroger sur son identité de femme, d’épouse. L’automne est l’occasion du bilan de santé : vacciner Michel ? Que faire en cas de pneumonie ? Que décider face à cet autre, Michel, dont on dit qu’il est « privé de conscience » ? Faut-il laisser faire la nature ou à l’inverse, choisir la thérapeutique… et jusqu’où ? Au terme du livre, Edith s’interroge : garder Michel près d’elle, est-ce une preuve de vaillance ? La manifestation d’une culpabilité ? Est-ce la volonté de rester enchâssée à ce lien, ne pas oser d’autres liens, d’autres attachements ? Est-ce que cet attachement n’est pas pénalisant pour Edith, et plus encore, pour Michel ? Vouloir à tout prix le garder à domicile, au-delà même des forces d’Edith, n’est-ce pas le priver d’un accompagnement certes différent, mais tout autant de qualité, dans un centre de soins de longue durée ?

UN RESEAU, UN MAILLAGE

A cette aidante proche, le « salut » viendra d’un autre aidant : son fils aîné, venu prendre son relais pour lui permettre de prendre quelques jours des vacances, après 2 ans de lutte, loin de Michel. Au cri du cœur de son fils (« C’est bien plus dur que ce que je pensais ! Je me demande comment tu fais. »), les digues d’Edith cèdent : la détresse du fils s’ajoute au fait qu’Edith ne s’est jamais illusionnée sur son agacement face à Michel et les signes de plus en plus flagrants de ses pertes, au début de la maladie. « Signant l’armistice avec elle-même », admettant cette part d‘ombre, elle a décidé de relever le défi face à « [son] homme, [son] Gibraltar, [son] si petit ».

Et ce n’est qu’en abandonnant cette lutte féroce contre soi-même, qu’Edith a pu alors réorienter son énergie et devenir « le dirigeant d’une petite PME ». L’énergie de la colère, passé au tamis de l’acceptation, allait devenir le moteur d’une réorganisation. Réorganisation des espaces, communs et intimes, adaptation du logement. Réorganisation aussi des rôles, au sein du couple : les facture, la toiture, le déneigement… revenaient désormais à Edith…

Cette acceptation comprend plusieurs facettes : renoncer à ce qui fut la quête de l’efficacité, la remise en question. Admettre ses failles, son côté sombre. Se consoler, pour dépasser la culpabilité de la mauvaise humeur. Devant cet être sans défense que devient peu à peu Michel, faire le choix conscient de se dépouiller soi-même des oripeaux de la vie d’avant : « la patience (…) surgit du renoncement ». Mais aussi de la simple saveur des moments où le couple va bien : « demain est à laisser venir. »

LA MECANIQUE DE L’AIDANT

Edith explique au fil des chapitres, à travers 1001 situations, à quel point il est difficile pour un aidant, d’accepter de recevoir ce qui est donné tout au long des jours : la bonté, la patience, la tendresse. Elle doit oser « tomber le masque » de son efficacité, de son dévouement sans faille. Pourquoi est-ce si dur d’admettre sa propre vulnérabilité, tout comme ces milliers d’autres, femmes et hommes ? Comme eux, Edith donne sans compter… et comme eux, elle se dérobe lorsqu’il faudrait accueillir une aide, ou la demander.

Ce déchirement, cette culpabilité, Edith l’explique « être coupable, c’est être coupée en 2 » : c’est l’envie de vivre sans l’autre, de ne pas plus avoir à tout porter, et la honte de ressentir une telle envie. Devant un nouveau délai d’attente imposé avant d’entrer en hébergement résidentiel de Michel, Edith s’affole en réalisant que ce sont ses propres limites, et non celles de Michel, qui les forcent tous 2 à faire ce choix d’un hébergement.

Lors de l’animation d’une journée consacrée aux proches-aidants, quelqu’un me demande si, après tout ce que j’ai fait pour toi, je ressens encore de la culpabilité. Longue hésitation, mûre réflexion. « Chaque jour, j’ai le sentiment que je pourrais faire plus. Je pense que ça s’appelle de la culpabilité.

A ma grande surprise, on s’agite autour de moi, on se regarde et une dame murmure : « Enfin ! quelqu’un ose le dire ! » Et voilà que, le disant, je me sens libérée. Comme si je prenais tout à coup conscience que j’avais honte de me sentir encore coupable, malgré tout ce que j’ai fait. Eh bien, oui ! C’est ainsi et je n’ai plus à me battre contre moi-même.

« LE DEVOIR D’AIDE : DIGNITE OU HUMILIATION ? »

Edith est catégorique : un « aidant naturel » ne vit, ne survit que parce qu’il y a aide autour de lui. Reposer « son corps fatigué sur le cœur des autres », de tous les autres : un voisin qui propose de pousser la chaise roulante de Michel, une travailleuse sociale qui met en route une aide à domicile, la famille, les amis, qui organisent des « tournantes » de garde de Michel. Edith n’est pas dupe : il y a une fierté, un orgueil à « faire face seule ». Ne dépendre de personne, ne pas quémander de l’aide, culpabiliser à l’idée d’avoir des tiers chez soi… Ces stratégies permettent en réalité de masquer la détérioration de Michel et le propre état de fatigue d’Edith. Les « couacs » ne sont pas tus : même en présence d’aides à domicile, la volonté du couple à « faire bonne figure », couplée au manque de délicatesse de certains professionnels, amène à cesser les prestations.

« Mourir de fatigue ou mourir de chagrin » : en plus de « sauver la face », de faire « comme si » tout allait bien, il faut composer avec le désespoir et la course permanente pour que tout reste « à flots ». Un répit, mis en place par Baluchon Alzheimer, nécessite de déposer les armes : se faire violence, accepter que d’autres voient ce répit comme « un manque de compétences » (tant pis pour eux) … Et se sentir revivre, enfin se détendre.

Edith en profite pour rendre hommage à l’amitié qui ne se dédit pas (même lorsque Edith voudrait libérer les autres de ce qu’elle pense être un poids), aux professions qui épaulent les aidants proches. Amis ou professionnels, ils sont le miroir (parfois affectueux, parfois effrayant) qui renvoie à l’aidant sa propre image : parfois sereine, parfois à bout.

Le plus grand défi, pour les aidants qui demandent ou reçoivent de l’aide, informelle ou professionnelle, c’est de s’extraire de l’équation « demande à dépendance à dette ». C’est en travail en soi et sur soi ! « C’est ainsi que dans nos vie, l’effet-Michel fait des ronds dans l’eau. Dans l’étalement de ces ronds, il y a nos amis [et plus largement des professionnels tels que le centre de jour où va Michel -NDLR] (…) Voilà où cette amitié me mène. Accepter ce qui ne peut être redit. Comme un don à fonds perdu. Accepter qu’un don n’est pas une dette (…) dans la gratuité intégrale ce que veut dire la générosité (…) On ne peut savoir l’évolution du temps. Ce qui a été demeurera. C’est inestimable. »

En conclusion, Edith, en nous parlant de sa vie d’aidante auprès de Michel, évoque irrésistiblement l’un ou l’autre aidant proche que nous connaissons autour de nous. La grande force de son livre-témoignage, c’est de ne taire ni les moments de grâce, ni les moments de perdition. Edith parle de son identité de femme, de la réorganisation de sa vie, de l’aide reçue, des grands choix à faire -jusqu’à l’ultime, l’hébergement de Michel. Elle parle « vrai », avec, toujours en filigrane, le choix posé en préambule du livre : neutraliser l’acidité par le tendre, accepter la part de bon et de cruel en soi.

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